La Gnose et les gnostiques

On discute aujourd’hui beaucoup de la présence d’un nouveau gnosticisme au sein de l’Église catholique. Un certain nombre d’organismes ecclésiastiques se réclamant du gnosticisme ont été créés ou refondés depuis la Seconde Guerre mondiale, ils ont tous été condamnés par les déclarations du Pape François concernant ce courant. Mais qu’est-ce donc que la Gnose et les gnostiques ? Dans cet article, la philosophe Agnès Pigler, nous montre en quoi la Gnose a été extrêmement présente durant les cinq premiers siècles de notre ère, faisant du gnosticisme un courant religieux et philosophique important, émanant tout à la fois d’une volonté de connaissance de l’universel de la foi en une certaine sotériologie. Le christianisme condamne toujours la Gnose et les gnostiques non seulement comme hérésie, mais encore comme source du mal pour les vrais chrétiens. Voyons l’analyse d’Agnès Pigler de ce courant qui a eu ses heures de gloire.
Au sens large, le gnostique est un homme qui sait. Gnostique vient du grec gnôsis, connaissance. Mais ce terme prend un sens plus particulier pour désigner un certain nombre de penseurs et de sectes qui, dès l’aube de notre ère, vécurent et enseignèrent en Égypte et dans le Proche-Orient. Le mot vient d’ailleurs des Chrétiens. Ce sont les auteurs chrétiens, les Pères de l’Église notamment, qui, par dérision, appelèrent Gnostiques ces hommes qui prétendaient détenir la véritable connaissance des mystères de la vie et du monde et rejetaient une grande partie de la prédication chrétienne au nom d’un système de pensée régissant un mode de vie incarnée par une attitude. Cette attitude, face aux expériences de la vie, n’est pas seulement psychologique ou purement intellectuelle, mais totale, "existentielle", engageant la vie, le destin, l’être même de l’homme tout entier. Cette attitude existentielle correspond aux démarches successives de l’individu lancé à la poursuite de sa propre identité. Le gnosticisme, est donc un ensemble cohérent de doctrines philosophico-religieuses de nature hétérogène qui se développent au sein du christianisme au commencement de notre ère. Comme je l’ai mentionné,Gnostikoiest le terme que les Pères de l’Église utilisent dans un sens péjoratif pour dénigrer et disqualifier les groupuscules d’hérétiques apparus dans le monde chrétien entre les 1° et 5° siècles. C’est pourquoi, la Gnose, malgré des emprunts évidents à certaines doctrines de son temps, est avant tout une attitude originale, une pensée mutante, une réflexion profonde et neuve sur le destin de l’homme et sur la nature de l’univers.
Au 1° siècle de notre ère, nous aurons à y revenir, la Gnose est portée par quelques hommes, notamment Simon le Mage. Ce sont des prophètes errants qui transmettent les idées gnostiques sous forme d’un enseignement clandestin puisqu’ils ont été persécutés dès leur apparition. C’est au 2° siècle, à peu près à l’époque où Hadrien visita Alexandrie, vers 130 AJC, qu’un certain nombre de gnostiques s’installent dans les villes et surtout dans la ville qu’est Alexandrie. Il arrive à ces gnostiques de voyager encore, mais ils ne sont plus des prophètes errants. Alexandrie est une ville cosmopolite où s’opposent le paganisme égyptien, grec, romain, le christianisme copte, le judaïsme hellénisé ou pas, les philosophies néoplatoniciennes, l’hermétisme et tellement d’autres systèmes de pensée encore que les uns brassent en des syncrétismes éphémères et que d’autres, notamment les chrétiens, cherchent à trancher, à rompre, à séparer. En effet, la Gnose enseigne à ne pas s’en tenir aux critères factices par lesquels s’écrit l’histoire des idées. La gnose n’a ni église, ni dogmes, ni conciles et le gnosticisme a pu se développer selon des voies multiples qui toutes en font partie. C’est donc à l’inverse de l’histoire du christianisme qui est toujours l’histoire de la victoire du dogme contre les hérésies que le gnosticisme a tenu compte de tous ces courants sans en privilégier un seul en particulier. Il ne peut donc y avoir d’hérésie pensable pour la Gnose puisque, par essence, la gnose englobe au lieu de diviser. Alors, en quoi consiste la Gnose ?
Quelle est la doctrine de la gnose ?
Nous venons de le voir, il n’y a pas une source de la gnose, il y a des sources à la Gnose. Mais ce qui importe, dans la gnose, ce ne sont pas les origines mais l’aboutissement, ce qu’en ont fait les grands gnostiques, ce qu’ils ont transmis par leur enseignement. On ne créée pas un mouvement de pensée comme la Gnose simplement en suivant une recette qui mettrait quelques ingrédients du christianisme ici, d’autres empruntés aux divers systèmes antérieurs là. Toutes les recherches, tous les livres écrits sur la Gnose, évidemment je n’ai pas tout lu, loin de là, qui se posent le problème de l’origine de la Gnose n’éclairent jamais qu’un seul aspect de ce foisonnement intellectuel et spirituel qu’est la gnose : l’origine de la gnose se trouve dans le christianisme, le judaïsme, la néo-platonisme, le stoïcisme, l’épicurisme, le cynisme, l’hermétisme, bref, tout est originaire dans la gnose. Mais justement, la gnose ce n’est pas cela, ce n’est pas un amalgame de systèmes hâtivement syncrétisés. Une fois qu’elle a combiné et fusionné ces multiples constituants, elle en fait une substance neuve, inédite qui les dépasse et les unit. C’est ce que je vais tenter d’ expliquer maintenant.
La Gnose, en ces débuts fait apparaitre l’insatisfaction, l’inquiétude, l’anxiété. Le gnostique est déçu, heurté par la condition qui est actuellement la sienne au sein d’un monde, d’une société, d’un corps dans lequel il n’éprouve que malaise. Son environnement l’oppresse et l’angoisse de toutes parts. Il se sent humilié, asservi par sa condition d’homme et la rejette, s’y refuse. Il se sent étranger à un monde qu’il considère comme sa prison et dont il veut se libérer. Le gnostique va donc se positionner face au monde, en opposition à lui. De là le sentiment et le besoin de s’en évader vont naitre. Il veut sortir du monde, se délivrer de ses contraintes et de de son étreinte, il veut se retrouver hors de lui en pleine et libre possession de soi-même. Le vocabulaire du Gnostique est, sur ce point, sans concession : "renoncement au monde", "exode", "conversion à soi", tous ces termes sont solidaires, ils sont ceux de la Gnose. Le gnostique, on l’aura compris, se sent "autre" et il recherche ce qu’il est puisqu’il n’est pas du monde. Le désir d’être soi-même, de s’appartenir à soi-même pousse le gnostique à la nostalgie d’un autre monde, d’un monde transcendant, lieu de la "Vraie vie", du "Repos", de la "Plénitude", d’où il vient et dont il est provisoirement exilé, mais auquel il n’a jamais cessé d’appartenir. Il y a donc un itinéraire du gnostique qui va lui permettre de redécouvrir, par-delà l’image amoindrie et faussée que lui renvoient les apparences du monde qui l’aliène de lui-même, son véritable moi, son être authentique. La Gnose est donc aussi cette interrogation sur soi aboutissant à un retour à soi. La Gnose, pour le gnostique, c’est la voie, le chemin, la démarche, la recherche entreprise pour se recouvrer soi-même. La Gnose est, pour le gnostique, son moi en quête de son soi.
De là, on comprend qu’un seul problème domine la réflexion des gnostiques : celui du mal. Mais d’emblée il prend avec la Gnose des dimensions inusitées. Le mal, pour le Gnostique, ce n’est pas le péché, ce n’est pas la condition de l’homme après la chute. C’est l’homme tout entier, l’univers, la matière, la chair, la pensée, la terre, les lois et les institutions, l’histoire, le temps, l’espace lui-même où nous vivons. C’est ce monde fait de matière, soumis aux contraintes de la pesanteur, de l’obscurité, du froid, de l’inertie et de la mort. C’est le tissu de l’univers — des atomes aux étoiles — pollué par la matière dans laquelle l’homme est enlisé. Et c’est avec la matière, ce qui en procède, en émane : la psyché, la pseudo conscience, frappée comme le corps des mêmes insuffisances, qui se heurte aux murs des concepts, aux chimères du langage, aux catégories inhérentes à sa finitude. Et c’est, au-delà de ces données premières, les produits de l’intellect humain, les systèmes, les lois, toutes les institutions qui ne sont là, en définitive, que pour consolider, armer et perpétuer l’injustice et la perversité innées de l’homme. Tout porte ainsi, dans le corps, dans l’âme et dans l’histoire, la marque de ce vice congénital de l’univers : la matière qui est le mal. « L’angoisse et la misère accompagne l’existence comme la rouille couvre le fer » dit Basilide, un des maîtres gnostiques. Jugeant mauvaise sa condition présente, on l’a dit, le gnostique s’interroge : "d’où vient le Mal ?" et de là "Que viens-je faire en ce monde ?" Nous répondrons d’abord à la question du mal.
Le vrai et le faux Dieu
D’où est née cette vision déprimante ? Pourquoi cette attention portée au mal, à la misère, et cette obsession de la mort ? Cette attitude pourrait paraître inexplicable si elle n’était qu’une pure spéculation intellectuelle. Mais en réalité, elle procède d’un sentiment, d’une certitude : celui, celle des évidentes imperfections de l’homme, du caractère fini, limité, fragmenté, éphémère de sa chair et de ses pensées. Mais elle implique aussi une exigence, une revendication : celles d’un homme différent, libéré, nanti d’une conscience véritable. Le gnostique éprouve en lui ce sentiment, cette angoisse devant l’éphémère, il ne peut accepter, sans le moindre sursaut de révolte, la mort de toute vie — celle d’un insecte comme celle de l’homme, et là est l’angoisse existentielle des Gnostiques.
C’est pour y répondre – peut-être aussi pour l’apaiser – que quelques-uns d’entre eux conçurent, pour expliquer l’inexplicable et combattre l’inadmissible, un enseignement radical, qui devait tant scandaliser leurs contemporains, entendons les Pères de l’Église. Cet enseignement repose sur un constat fort simple : l’évidence du mal. Cette évidence en implique une autre, plus nette encore : ce monde mauvais ne peut être l’œuvre de Dieu. C’est en réfléchissant sur la Bible et surtout sur la Genèse que les premiers Gnostiques furent amenés à poser ce principe émancipateur, qui les exclut de toute communauté chrétienne et les rejette en marge de toutes les églises : Jéhovah, le dieu créateur de l’Ancien Testament, est en réalité un faux dieu, un simple démiurge qui a usurpé la fonction créatrice du Dieu suprême. Apprenti sorcier de la vie, il a mis au monde une créature imparfaite — l’homme — un univers soumis à la corruption et à la mort, Il a créé une œuvre manquée. La preuve en est qu’à tout moment, il doit intervenir dans cette création malheureuse pour la modifier, la corriger, l’améliorer. Il doit sévir aussi contre les initiatives de l’homme, contraint de se « débrouiller » comme il peut dans un monde inadapté à ses besoins. Rien d’étonnant que toute l’histoire humaine, telle que la relate la Bible, ne soit qu’une suite de meurtres, de génocides, d’interventions répressives du faux-Dieu, de déluges, d’exterminations, de foudroiements, et pour finir, d’apocalypses.
Rien d’étonnant non plus à ce que le premier édit, du faux-Dieu, proclamé au temps de l’Eden, soit justement un interdit, un Non scandaleux et arbitraire opposé au désir adamique de connaissance. Seul le Serpent a vu clairement l’inanité d’un tel interdit et c’est pourquoi il s’est dressé contre l’interdiction répressive du démiurge pour transmettre à l’homme - en le faisant mordre au fruit défendu du savoir — une parcelle de la connaissance salvatrice. C’est au serpent que l’homme doit de ne pas vivre entièrement dans les ténèbres de l’ignorance, d’avoir conservée la mémoire de la trahison primordiale, de l’imposture originelle qu’est sa présence en ce monde, de savoir au fond qui il est et pourquoi il est imparfait. Ce qui explique que nombre de Gnostiques aient vu dans le Serpent le premier rebelle et le premier sauveur du genre humain, et aussi le premier initié de l’histoire terrestre. (Un des noms que l’on donne aux gnostiques est d’ailleurs Naassènes, qui vient de l’hébreunahaset qui signifie "serpent". Intéressant aussi ce parallèle de nahas avec le grec noos qui exprime l’acte d’une prise de conscience.)
Nous sommes tous des prématurés
Toute la réflexion gnostique part donc de ce postulat : nous sommes les produits d’une création manquée, le résultat d’une initiative désastreuse d’un démiurge qui s’est pris pour Dieu et qui continue de tromper le monde qu’il gouverne. Mais les Gnostiques ne se contentent pas d’interpréter la Bible dans un sens dualiste — comme le récit d’une fausse création — ils alimentent leurs réflexions de leurs propres spéculations sur cet instant premier de notre préhistoire céleste. Quelques-uns d’entre eux, comme Basilide et Valentin qui fondèrent à Alexandrie, au cours du second siècle de notre ère, des écoles gnostiques importantes, revinrent en détail sur ce moment crucial de la genèse de l’homme en proposant leur propre schéma cosmique. Ce schéma comporte de nombreuses variantes mais toutes ces cosmologies racontent en définitive une histoire identique : celle de la chute, de l’enlisement progressif de l’homme dans la matière terrestre.
Car l’homme procède d’une image lumineuse et numineuse, jaillie à l’aurore des temps, dans la virginité du cosmos incréé, dans l’esprit du vrai Dieu. Cet Anthropos mentalement conçu, les Éons le perçurent et en furent éblouis. Qui sont les Éons ? Des créatures immatérielles, éternelles (aiônsignifie éternel en grec), compagnes du vrai Dieu, des anges donc ou plutôt des archontes, comme les nomment aussi les gnostiques, c’est-à-dire des entités principales, qui aussitôt veulent reproduire, imiter cette image radieuse de l’homme. Mais, démunis de la parole de vie, ils ne réussissent à créer qu’un être imparfait lombriforme, qui sous leurs yeux, se met à vivre d’une existence purement végétative, et à « se tortiller sur le sol comme un ver ». Lombric, ver, amphibien peut-être (un texte gnostique dit curieusement que ce premier Ancêtre « se débattait dans les eaux noires »), l’homme n’est qu’un monstrueux fœtus, une triste caricature de l’Anthropos conçu par le vrai Dieu. Ce dernier le prend néanmoins en pitié et lui insuffle la parole de vie (ruha en hébreu, c’est aussi ce ruha que Dieu souffle dans les narines d’Adam qui n’est encore que pantin de glaise pour l’amener à la vie), et ainsi parfaire l’œuvre manquée des Éons. L’homme peut alors se dresser sur ses jambes, il a sa forme anthropienne et est doué de langage. Telle est, grossièrement résumée, l’histoire de l’origine : les hommes sont une sorte de ver rectifié, un fœtus jeté avant terme dans les déserts de l’univers, des créatures organiquement et psychiquement prématurées.
Cette histoire ou plutôt ce mythe cauchemardesque n’a cessé d’être enrichi par la spéculation gnostique. Il explique en tout cas de façon radicale notre état immature : nous ne sommes pas des hommes, nous ne sommes que des imagos d’hommes. Ce mythe explique aussi pourquoi - bien que nés prématurément, d’une expérience présomptueuse des Éons accomplie sur une matière vivante encore en gestation — réside en nous une étincelle, un fragment du Feu divin, un éclat de lumière divine. Cet éclat, les Gnostiques croyaient l’entrevoir dans le fond de la pupille humaine. C’est là, d’après certains, dans cet abîme obscur, microcosmique, de l’œil, que résiderait l’empreinte infime mais perceptible laissée par la splendeur du vrai Dieu. Et l’on peut voir alors, en partant des prémices de ce mythe, en quoi consiste l’enseignement gnostique : à restituer à l’homme sa maturité véritable, sa plénitude inachevée, à le contraindre à naître véritablement au monde, pour effacer les traces de sa première et désastreuse naissance. Tels sont d’ailleurs les deux sens du motptôsis : une connaissance (la connaissance de notre véritable histoire, de notre vraie nature) et une naissance (génésisen grec) qui doit faire de nous des êtres enfin adultes.
Alors comment faire ? Il faut mener une contre-vie
Or, l’essentiel de l’aventure gnostique, c’est l’attitude concrète qu’ils adoptent à partir de ce schéma mythique. Puisque tout, absolument tout, en ce monde est vicié et porte en soi l’empreinte d’une imposture universelle, l’homme ne peut échapper aux illusions du monde, atteindre le vrai savoir et retrouver sa vraie nature qu’en prenant en tous points le contre-pied de la création. Tout ce qui peut consolider, perpétuer, accroître le monde matériel ne fait qu’augmenter les obstacles et accroitre les ténèbres qui nous séparent du vrai Dieu. Il faut donc refuser l’emprise de la chair — par l’ascèse ou par la libre pratique des activités érotiques — refuser la procréation (car procréer c’est ajouter une fausse vie à toutes celles qui existent déjà, et augmenter la matière du cosmos, refuser aussi toutes les lois et institutions qui ont pour but de conserver les structures viciées de ce monde. Les premiers, les Gnostiques se sont clairement proclamés des hommes libres et sans attaches ni légales ni morales. Ils ont magnifié fatalement tous ceux qui, dans l’histoire terrestre et cosmique, se sont dressés contre l’ordre aliénant de cette création : le Serpent, Lucifer, Caïn (qui s’opposa, en tuant son frère Abel à l’ordre familial fondé sur les liens du sang, la véritable famille étant pour l’homme de nature spirituelle), Seth, le troisième fils d’Adam, bref les grands rebelles qui furent les seuls à connaître ou à deviner le vrai Dieu. L’homme est un étranger sur terre, détenteur d’une lumière venue d’ailleurs, il est au monde mais il n’est pas du monde et c’est pourquoi tous ses efforts doivent tendre à fuir les pièges de la chair, les prisons de la terre et la ronde absurde des astres pour retrouver la plénitude originelle et regagner sa patrie perdue.
Reste à savoir comment, dans l’histoire à laquelle ils ne purent échapper, malgré leur refus du temps, les Gnostiques ont exprimé ces convictions. Il est facile de deviner que leur attitude radicale envers le monde, leur affranchissement total, à l’égard de toutes les doctrines et de toutes les morales devaient leur valoir maints déboires et l’hostilité générale de leurs contemporains. Leurs œuvres elles-mêmes n’échappèrent pas à cette hostilité. La plupart ont disparu, brulées par l’Église ou par le décret des lois de l’État. Toutes, à l’exception d’un petit nombre (une cinquantaine de traités environ) retrouvé en Égypte en 1945 à Nag Hammadi très exactement. Ces traités de Nag Hammadi sont des ouvrages gnostiques considérés comme non chrétiens, leur inspiration serait juive, à partir de Philon d’Alexandrie ou hellénistique, voir le traité 33 (II, 9) de Plotin. Tout ce qu’on pouvait savoir de la pensée gnostique jusqu’à cette découverte reposait en grande partie sur les témoignages, toujours agressifs, des Pères de l’Église qui dénoncèrent leur hérésie.
Hélène ou la Sagesse venue des cieux
La gnose apparaît dans l’histoire dès les premiers siècles du christianisme, prêchée par un personnage que mentionnent les Actes des Apôtres du nom de Simon le Mage ou Simon le Magicien. On y trouve déjà les principes essentiels qui la caractérisent : la création du monde est l’œuvre d’un faux Dieu, le vrai Dieu est inconnu de l’homme, le monde n’est là que pour le séparer de Lui. Pour Simon le Mage, le seul moyen pour l’homme de briser l’illusion du monde et d’atteindre à la plénitude est de vivre librement ses désirs. Le désir, sous toutes ses formes, est la seule part divine qui réside en l’être humain. L’éclat du divin en l’homme y apparaît sous sa forme physique — par le sang et la semence — et sous sa forme psychique, par ce feu, cette étincelle déposée par Dieu. C’est donc en le développant, en l’intensifiant, en l’exprimant totalement, que l’homme aura des chances de retourner à son origine. L’union des âmes et des corps, voilà pour Simon le Magicien la gnose et la voie du salut. Lui-même pratiquait l’une et l’autre avec application.
Simon parcourait les routes de Samarie et d’Anatolie en compagnie d’une femme du nom d’Hélène, ancienne prostituée découverte dans un bouge de Tyr et qui était, selon lui, la sagesse suprême descendue du ciel, sur la terre. Les Actes des Apôtres attestent que Simon et Hélène, le Père et la Mère, la Puissance suprême et l’Ennoia, étonnent les foules par les miracles qu’ils produisent. Précisons que cela se passe 17 ans après la mort de Jésus et que le monde nouveau qui apparait sur les rives orientales de l’empire romain n’est pas encore totalement constitué. Tout au plus y a-t-il sur les routes de Samarie, de Palestine ou d’Anatolie quelques poignées de disciples de Jésus qui ne sont qu’un groupuscule parmi les milliers d’autres qui existent à cette époque au moyen Orient. Ce premier siècle de notre ère est le temps des disciples, des prophètes, des envoyés célestes, des messies, des dieux incarnés et l’on peut dire que jamais Dieu n’eut autant de fils qu’à cette époque. Des textes d’auteurs païens relatent ce foisonnement spirituel : "Je suis Dieu, ou je suis Fils de Dieu ou je suis la Puissance du Père ou du Fils. La fin des temps est proche. Je suis venu pour vous sauver. Ceux qui m’écouteront, me suivront auront l’éternité. Les autres périront ou brûleront dans les feux de l’enfer." Voilà donc le type de discours ambiant à cette époque de notre histoire spirituelle.
Simon le Mage n’est donc qu’un prophète parmi tant d’autres, mais il attire les foules et on l’écoute. Bien sûr, on suit aussi les Apôtres qui prêchent aux mêmes endroits que Simon, mais la prédication du gnostique est radicalement différente de la prédication apostolique. Il apporte avec lui un message particulier qui aimante les foules et qui attirent les disciples qui ne tardent pas à se former autour du couple, vivant en union libre et pratiquant probablement des exercices ascétiques qui leur conférèrent certains pouvoirs. Ce message va devenir le noyau dur de la Gnose : lorsqu’on lit la Bible et surtout la Genèse, on y apprend que Yahvé, le dieu des Juifs est l’auteur du monde. Or, à quoi Dieu passe-t-il son temps ? À s’acharner sur l’homme et sur l’espèce humaine. Il créé Adam et Eve, les place au Paradis mais leur interdit immédiatement l’essentiel : la connaissance du Bien et du Mal. Après quoi, le premier couple est chassé du Paradis et dieu ne cesse de traquer les descendants de ce couple, de multiplier les interdits, de menacer l’espèce humaine de ses foudres : le Déluge et l’anéantissement de l’espèce humaine, voilà à quoi aboutit Dieu. Mais la seconde humanité, celle d’après Noé, n’est pas non plus préservée de la méchanceté divine, elle subira ses foudres et périra dans le sang et le feu. Le Dieu de la Bible est un gendarme de l’humanité, un Dieu jaloux, vengeur, colérique qui n’intervient sur terre que pour punir et pour détruire.
Simon, en raisonnant de la sorte, ne met en cause ni les raisons du comportement agressif de Dieu, ni les causes de ce comportement : les hommes font des erreurs et perpétuent des crimes. Mais il met en valeur la contradiction qu’il y a à appeler ce Dieu un Dieu bon, ami de l’homme et créateur de l’univers, alors que l’histoire humaine s’inaugure par un anathème, se continue par le crime, et se perpétue dans le sang. Pour Simon cette histoire malheureuse de l’évolution de l’espèce humaine est l’oeuvre de dieu. Simon propose donc une voie libératrice pour l’homme. Il lui semble impossible, injuste que l’homme fasse les frais de l’ambition divine. Quelque chose en l’homme doit exister qui lui permette de concevoir et de retrouver le Vrai Dieu, le dieu étranger à ce monde. C’est ainsi que Simon, le premier, du moins si l’on en croit les Pères de l’Église, échafaude une doctrine séduisante pour rendre compte de la nature et du destin possibles de l’homme. Et ce destin c’est que la vraie vie est ailleurs, sa nature c’est qu’il possède en lui une étincelle divine, celle du vrai Dieu.
Mais revenons-en maintenant aux miracles de Simon qui lui ont valu d’être entouré par de plus en plus de disciples. Les Actes des Apôtres mentionnent les « prodiges » que le couple opérait. Les légendes qui circulèrent par la suite sur la mort de Simon le Mage attestent elles aussi la fascination ambiguë exercée par ce personnage — mage ou sage, on ne sait — : il se serait élevé vers le ciel et aurait chu à la suite d’une intervention de l’apôtre Pierre jaloux de ses pouvoirs et qui pria avec ferveur Jésus afin de faire chuter Simon qui était en lévitation. Ce qui est intéressant ici, si vous me permettez encore une petite parenthèse, c’est qu’un texte apocryphe présente Simon le Magicien comme une sorte d’émanation divine. Il aurait séduit la foule en s’envolant dans le ciel. L’Apôtre Pierre invoque alors le nom de Jésus et provoque sa chute et sa mort. Ce que je veux relever ici est que le thème du combat aérien entre les défenseurs de deux systèmes religieux antagonistes se retrouve dans la littérature rabbinique (Phinée contre Balaam) et dans les Toledot Yeshu (les engendrements de Jésus). Il y aurait là une filiation avec le judaïsme hellénisé et les légendes autour de Balaam.
C’est surtout au siècle suivant, au second siècle donc, que le gnosticisme connait son plein épanouissement. De nombreux maîtres prêchent alors à Alexandrie et les sectes y connaissent une floraison inespérée : Basilide, Valentin, Carpocrate sont les trois figures gnostiques les plus connues. Ils prêchent et écrivent en grec et recrutent, parmi les milieux hellénisés de la ville, un nombre important de disciples.
Ce qui les caractérise, c’est avant tout leur immense érudition. Ils attirent à eux des érudits, car les gnostiques prêchent en Grec Ils possèdent à fond les philosophes grecs, la Bible, les auteurs orientaux, les textes hermétiques. Pour eux, l’histoire de l’humanité est celle des errances de l’homme, c’est une histoire de ténèbres, un devenir aveugle où seuls quelques illuminés perçoivent la vérité et l’existence du Dieu caché.. C’est pourquoi ils empruntent indifféremment aux philosophes grecs comme Platon, Pythagore, Aristote, à des figures mythiques comme Orphée, Prométhée, Hermès ou Seth, à tel ou tel texte d’auteur hermétiste, les éléments de leur vision du monde..
Cette vision s’exprime à travers des mythes étonnants - dont j’ai essayé de donner idée - mais avec un tel luxe de détails, une telle foule d’Eons, d’archontes, d’entités sublunaires, supralunaires, cosmiques et hypercosmiques que leur cosmologie apparaît comme une tragédie fantastique et complexe qui aboutit à la naissance prématurée, involontaire de l’homme. Certains auteurs chrétiens se sont gaussés à juste titre du caractère confus, parfois inextricable, de leurs spéculations. Mais derrière ces constructions savantes perce une exigence profonde, un désir intense de saisir, jusque dans ses rouages les plus ténus, le mécanisme de l’erreur primordiale, les raisons de la solitude et de l’angoisse humaines.
Les trois états de l’homme
L’implication des gnostiques dans cette compréhension de l’erreur originelle est nette : il faut briser les lois du monde, refuser de collaborer au devenir d’une matière corrompue, d’un temps vicié dans sa substance, d’un espace contaminé par la présence du faux Dieu. Il faut violer toutes les lois du monde, stopper l’engrenage fatal, démanteler l’édifice organique et mental de l’homme, pour le réveiller de son inertie asphyxiante, de ce sommeil de l’âme au sein duquel il est plongé depuis son origine. Bref, pour reprendre une expression connue, pratiquer un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens, mener, en tous domaines, une contre-vie qui mènera à la vraie vie.
Pour Valentin, les étapes de cette libération passent par trois stades.Le premierest celui de l’homme matériel, l’homme hylique, attaché aux plaisirs et aux biens de ce monde, qui vit dans l’inconscience et dont la seule issue possible est le néant. Rivé à la terre, faute d’avoir acquis en ce monde la conscience de son véritable état, il y retournera inéluctablement à sa mort.
Le second, c’est celui de l’homme psychique, qui, par la voie des philosophies, de certaines religions comme le christianisme, et d’une ascèse appropriée s’est dégagé partiellement de la gangue corporelle. Il a acquis un principe pensant, une psyché, mais faute de posséder la gnose, il demeure étranger à la vérité. Cet état est celui des Chrétiens notamment, dont l’âme, après la mort, sera contrainte d’errer dans les espaces sublunaires, loin du vrai Dieu.
L’ultime état, c’est celui que seul peut obtenir la Gnose, celui de l’homme pneumatique, c’est- à-dire détenteur de l’esprit, du pneuma divin. Il est alors totalement affranchi de tous les liens avec la matière de ce monde, car selon les propres termes de Valentin, il a « tué en lui la mort » et il « est devenu un être indestructible ».
Cette sotériologie rend un son familier. Ces principes, les Gnostiques ne furent pas les seuls à les proclamer et l’on peut retrouver, dans le tantrisme indien, mais aussi dans la philosophie hellénistique, une attitude très proche. Mais ce qui caractérise l’attitude gnostique et lui confère un sens très particulier, ce sont les méthodes, les techniques libératrices que certains ont prônées pour parvenir à l’état pneumatique. Car le problème est simple et il exige, pour être résolu, un peu de logique et beaucoup de courage. Pour échapper au mal, l’ascèse est une voie possible mais elle n’est pas la seule. La voie la plus radicale consiste justement, pour dominer le mal, à en épuiser la substance, à le pratiquer systématiquement pour rendre aux maîtres de ce monde, le tribut qui leur est dû et s’affranchir ainsi de leur tutelle. Idée singulière mais qui repose sur un principe logique, celle d’une prescription homéopathique : lutter contre le mal avec ses propres armes.
Carpocrate, un gnostique d’Alexandrie, enseigne donc que la libération de l’homme ne peut se faire qu’en violant systématiquement toutes les lois de ce monde. La première, c’est la loi de division, de séparation, de fragmentation qui émiette et multiplie les supports matériels du mal. Il faut vivre en communauté, créer une conscience collective contre l’ennemi commun. La seconde, c’est l’attachement aux biens du monde, l’appropriation de ses richesses qui fragmentent l’unité première et perpétuent l’injustice. Il faut donc refuser la propriété, pratiquer la communauté des biens. La troisième, ce sont les institutions scandaleuses et aliénatrices du mariage, de la famille, de l’État, des églises, qui consolident la fragmentation, pétrifient le libre échange, la libre communion des corps et des âmes. Il faut donc pratiquer l’union libre et la communauté des femmes. La dernière enfin — et la plus redoutable — ce sont les interdits qui pèsent sur le sexe — le conditionnement de l’amour, la prohibition de la sodomie, de l’inceste, l’incitation à la procréation qui, toutes, détournent le désir de sa vraie voie. On pratiquera donc l’inceste, la sodomie, le coïtus interruptus pour éviter la fécondation et, en cas « d’accident », l’avortement.
Une orgie gnostique
De tous les enseignements gnostiques, c’est évidemment ce dernier domaine qui provoque, chez les Chrétiens, la fureur et la consternation. Cette incitation à l’union libre, ce « viol » du mariage, ce refus de l’amour en tant que sentiment et cette exaltation de l’éros en tant que feu divin, bref, cette révolution totale pratiquée sur et par le sexe, confèrent à certains gnostiques une réputation qui ne les quittera plus. Un certain nombre d’auteurs chrétiens ont apporté, en tout cas sur ces pratiques singulières, ces « orgies » scandaleuses, un témoignage assez précis pour qu’on ne puisse douter de leur réalité. L’un d’eux surtout, saint Épiphane, venu à Alexandrie au IV° siècle pour suivre l’enseignement des maîtres chrétiens, tomba, selon ses propres dires, dans les filets d’une secte gnostique. Il nous transmit ainsi le seul témoignage oculaire de ces rites « licencieux », dont il sortit si horrifié qu’il s’empressa d’aller dénoncer la secte à l’évêque d’Alexandrie.
Que vit exactement Saint Épiphane ? « Quand ils se sont bien repus et se sont, si je puis dire, rempli les veines d’un surplus de puissance, ils passent à la débauche. L’homme quitte sa place à côté de sa femme et dit, à celle-ci : « Lève-toi et accomplis l’agapè (l’union d’amour) avec le frère ». Les malheureux se mettent alors à forniquer tous ensemble... Une fois qu’ils se sont unis, comme si ce crime de prostitution ne leur suffisait pas, ils élèvent vers le ciel leur propre ignominie : l’homme et la femme recueillent dans leur main le sperme de l’homme, s’avancent les yeux au ciel et l’offrent au Père en disant : « Nous t’offrons ce don, le corps du Christ ». Puis ils mangent et communient avec leur propre sperme. Ils font exactement de même avec les menstrues de la femme. Ils recueillent le sang de son impureté et y communient de la même manière. Mais tout en pratiquant ces promiscuités, ils enseignent qu’il ne faut pas procréer d’enfants. C’est par pure volupté qu’ils pratiquent ces actes honteux. »
Les Gnostiques en question, toutefois, ne s’arrêtent pas en si bon chemin. Au cours de ces orgies, des « accidents » sont inévitables. Que se passe-t-il alors ? Épiphane continue son récit : « Lorsque l’un d’eux a par erreur laissé sa semence pénétrer trop avant et que la femme tombe enceinte, écoutez les horreurs qu’ils commettent. Ils extirpent l’embryon dès qu’ils peuvent le saisir avec les doigts, prennent cet avorton, le pilent dans une sorte de mortier, y mélangent du miel, du poivre, et différents condiments ainsi que des huiles parfumées pour conjurer le dégoût puis ils se réunissent et chacun communie de ses doigts avec cette pâtée d’avorton en terminant par cette prière : "Nous n’avons pas permis à l’Archonte de la volupté de se jouer de nous mais nous avons recueilli l’erreur du frère". Voilà, à leurs yeux la Pâque parfaite. Mais ils pratiquent encore d’autres abominations. Lorsque, dans leurs réunions, ils entrent en extase, ils barbouillent leurs mains avec la honte de leur sperme, l’étendent partout, et les mains ainsi souillées et le corps entièrement nu, ils prient pour obtenir, par cette action, le libre accès auprès de Dieu ».
Une étrange initiation
C’est là évidemment un mode de prière assez peu usité. On comprend qu’il ait pu horrifier les Chrétiens mais il mérite tout de même, de notre part, une réflexion plus objective. Ce qu’ignore saint Épiphane ou qu’il feint d’ignorer, c’est le sens profond de ces pratiques, dont certaines tournent peut-être à l’orgie pure et simple, mais qui ne sont jamais que l’illustration révélatrice, par son excès même, de l’attitude gnostique devant l’enfer du monde. Derrière cette exaltation forcenée du désir érotique, se profilent les mythes, les archétypes qui les justifient et les fondent. Et on retrouve cette propension typiquement gnostique à inverser toutes les valeurs de ce monde, à vivre une contre-vie, à fonder une contre-histoire en exaltant les grands rebelles. Mais attention, il ne s’agit pas là de libertinage, mais réellement de libération. L’attitude radicale adoptée par les gnostiques à l’égard de la chair permet, indifféremment de pratiquer une ascèse rigoureuse ou une débauche non moins rigoureuse car l’une ou l’autre de ces voies est libératrice. L’un des disciples de Valentin, Ptolémée, auteur d’uneLettre à Floraécrit, dans cette lettre : "De même qu’il est impossible à l’homme matériel (hylique) d’être sauvé puisque la matière ne peut l’être, de même l’homme pneumatique ne peut être damné, quels qu’aient été ses actes. Et de même l’or conserve sa beauté au sein de la plus noire des boues sans être souillé par elle, de même le gnostique ne peut subir aucune souillure ni perdre son essence pneumatique, car les actes de ce monde sont désormais sans effet sur lui." Chez les chrétiens aussi d’ailleurs on retrouve cette même finalité de l’excès, un peu comme lorsque Saint Athanase explique qu’une fois la sainteté atteinte, les saints peuvent tout se permettre puisqu’ils ne peuvent plus être corrompus par rien. "L’accomplissement et la perprétation de n’importe quelle volupté sont indifférents" dit encore le gnostique Basilide.
En guise de conclusion
J’ai essayé, dans cet article, de montrer en quoi la Gnose a été extrêmement présente les cinq premiers siècles de notre ère. Nous avons montré qu’un des arguments fort qui font du gnosticisme un courant important religieux et/ou philosophique - irréductible au seul christianisme - est que le christianisme est une religion de la foi alors que le gnosticisme repose sur la connaissance (gnosis), cette connaissance débouchant sur une attitude proprement gnostique face au monde. C’est cette connaissance qui joue un rôle primordial, nous l’avons vu, dans la libération fondamentale de l’individu : libération des forces cosmiques inférieures auxquelles l’homme a été livré : le démiurge et les Éons ; libération sotériologique puisque l’homme peut échapper au mal par l’ascèse ou par l’excès, libération anthropologique enfin puisque l’’âme garde du vrai Dieu cette étincelle qui lui permet de savoir qui il est réellement : un homme pneumatique.
Le 2° axe que j’ai tenté d’étayer ici est que le gnosticisme n’est pas une doctrine unique ou un courant de pensée homogène, même s’il y a peut-être, dans le gnosticisme, des ’invariants’. Mais définir la Gnose est un pari perdu d’avance, comme le dit Suzanne Pètrement, une spécialiste de la Gnose chrétienne, la question de la gnose est ’l’une des plus obscures, des plus complexes, des plus difficiles qui se posent en histoire des idées’ (Le dieu séparé, les origines du gnosticisme, 1984, p.10). Or, depuis Hans Jonas, une bonne partie de la recherche s’emploie à définir la gnose et les gnostiques par des invariants, par des unités atomiques pour parler le langage des structuralistes. Il peut paraitre bizarre que je cite ici Hans Jonas, plus connu pour son ouvrage maîtreLe principe responsabilitéSi je cite Hans Jonas, c’est que ce philosophe s’est d’abord intéressé à la Gnose au point d’écrire sa thèse sur elle : La religion gnostique. Le message du Dieu Étranger et les débuts du christianisme, tel est le titre de sa thèse publié en 1978 pour l’édition française. Dans ce livre, Hans Jonas vise un but philosophique : comprendre l’esprit gnostique et dégager une unité intelligible, un invariant donc, ce qui revient à rechercher l’essence du gnosticisme dans sa totalité. Ces invariants dont parle Jonas sont le dualisme anticosmique, que j’ai développé ici, à savoir la condamnation du monde créé par le dieu de l’ancien testament et le dualisme antisomatique (corps et âme). Un autre invariant de la gnose est la consubstantialité pneumatique de l’homme et de la transcendance, comme nous l’avons vu, tous les gnostiques considèrent que l’homme contient en lui-même un élément d’extramondanité, une étincelle pléromatique qui lui garantit immédiatement le salut.
Pourtant on pourrait objecter que ces invariants ne sont pas seulement gnostiques mais qu’on les retrouvent aussi dans les traditions orphiques, dans le Platonisme et, évidemment dans le néo-platonisme. Il en est ainsi de l’origine céleste, pneumatique, de l’élu, de la renonciation au monde et du retour au divin. De même, l’idée que le monde est foncièrement mauvais fait aussi partie de la tradition bouddhiste. Le thème de l’étincelle tombée dans le royaume des ténèbres est un thème qui provient de la Kabbale. Ainsi, il ne faut pas trop suivre Jonas dans sa classification par invariants car les distingos, pour peu qu’on les traque un peu loin, deviennent de plus en plus minces. Mais ce qui se montre ainsi est que la Gnose est un syncrétisme des différents courants qu’il y avait à son époque : le christianisme naissant, le judaïsme notamment à travers Philon d’Alexandrie et l’hellénisme, notamment à travers le néoplatonisme.
Ce qui est, à mon sens purement gnostique, c’est la conscience du Moi à une époque où l’individualisme n’existait pas encore. L’homme antique faisait partie d’un tout : le monde, la cité, la famille, l’église, bref il est une partie de la communauté. Le gnostique fait voler en éclat cette appartenance communautaire, il s’identifie à ses actes cognitifs et ce savoir, véhiculé par la Gnose est ’son’ savoir, celui qu’il possède en tant que gnostique, c’est la connaissance d’un Ego centré sur lui-même qui a le souci d’un salut personnel.
Enfin je terminerai cette conclusion, par le thème, éminemment gnostique lui aussi, de l’aliénation. J’ai insisté sur le fait que l’aliénation est, pour le gnostique, un problème global. Il y a les formes d’exploitation et d’aliénation humaines que sont la politique, le social, la famille, la religion, mais pour un gnostique l’aliénation de l’’homme est un problème plus global qui suppose, comme j’espère l’avoir montré, que les causes de l’aliénation économiques, sociales et politiques soient supprimées, mais qui fait de cette suppression un point de départ et non un point d’arrivée. Libérer l’homme de son aliénation c’est l’affranchir de sa présence au monde et en ce sens ils ont été conscients de la portée politique de la Gnose qui voyait dans tout pouvoir la source même de l’aliénation. Les gnostiques n’ont cessé de prôner l’insoumission à l’égard de tous les pouvoirs, chrétiens ou païens, parce que pour eux que le pouvoir vienne de l’Église ou de l’Empire, il n’y a aucune différence. Les pouvoirs sont donc une source d’aliénation : toutes les institutions, toutes les lois, toutes les religions, toutes les églises, tous les pouvoirs ne sont là que pour perpétuer une duperie aussi ancienne que ce simulacre de monde. Et c’est pourquoi les gnostiques revendiquent d’être des étrangers : étrangers sur terre, puisqu’ils appartiennent à l’hypermonde, étranger civique, puisqu’ils ne veulent pas être des autochtones, statut qui, dans les temps anciens opposait politiquement, civiquement et humainement l’étranger à l’autochtone. L’autochtone c’est l’athénien nait à Athènes ou l’Alexandrin né à Alexandrie, bref le citoyen mais plus encore l’homme né du sol lui-même, celui qui possède avec sa terre natale des liens biologiques insécables. La différence qui sépare le gnostique de l’autochtone c’est que pour lui ma terre natale n’est pas sa terre, ni son monde car ils sont autochtones d’un autre monde. Et dans cet exil universel qu’est ce pseudo monde, ils ont choisi de vivre et de se développer dans les seules villes de l’époque qui possèdent un caractère cosmopolite : Alexandrie, Antioche et Rome.
Que dire encore pour conclure ? Que la Gnose est le premier et le seul procès monumental entamé contre l’univers tout entier, l’immensité céleste et la duperie des systèmes et des institutions. Ce procès nul ne sait si les gnostiques l’ont gagné, mais les voies qu’ils ont empruntées résonnent de façon étrangement moderne. Ils furent les premiers à entrevoir qu’aucune émancipation réelle n’est possible, aucune révolution véritablement positive, si elle n’est totalement libertaire, si elle ne lève pas d’abordtousles interdits qui rendent l’homme aliéné et pesant.
L’auteure : Agnès Pigler, professeure agrégée, professeure de chaire supérieure et docteure en philosophie, est l’auteure de plusieurs ouvrages sur Plotin, dont elle est une spécialiste, et de nombreux articles concernant la philosophie antique, la philosophie morale et politique ainsi que la philosophie esthétique. Elle a enseigné aux Etats-unis, en métropole et dans les territoires ultra-marins.
Illustration : L’œuf Orphique, "Ophis et ovum mundanum Tyriorum", Serpent et œuf du monde des habitants de Tyr, est un symbole gnostique. Source : Wikimedia commons

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